Lors d'une conférence donnée à l'Institut du monde arabe (IMA) ce dimanche 18 octobre, l'écrivain et journaliste Kamel Daoud revenait sur les raisons pour lesquelles, selon lui, les puissances démocratiques se trouvent démunies face à la montée de l'islamisme. Dans la désillusion qui a suivie l’échec des Printemps arabes, c’est "l’idée même de démocratie [qui a été] annulée par la peur de l’invasion électorale islamiste". Pour l’écrivain, cette impuissance mêlée de fatalisme prend ses racines dans l'incapacité des démocraties à faire contrepoids aux misères quotidiennes et à définir, en somme, le bonheur.
"Mais où sont les islamistes ?"
Depuis quelques années, cette question expose une obsession médiatique mondiale pour tout ce qui fait l’actualité politique dans le monde dit "arabe" ou dit "musulman". Mon opinion est que le traumatisme de la naissance de la République islamique iranienne est encore présent dans les esprits mais aussi, plus immédiatement, les crashs des "printemps arabes" avec un retour du verrouillage du champs de la concurrence politique entre islamistes et dictatures. Cette manie médiatique est souvent très mal perçue par les élites laïques ou progressistes du "Sud" : voilà que, par-delà les efforts, les militantismes tenaces et les sacrifices, on ne retient que ce qui peut faire peur (islamiste), au lieu de ce qui peut laisser espérer (le militant progressiste). La simplification est vécue comme un outrage, sinon une réactualisation de vieux clichés colonialistes : l’Autre n’est distingué que par le coefficient de sa barbarie ou de sa résistance à cette barbarie. Dans le casting des perceptions médiatiques, un curieux détail à relever : le militant est un héros singulier, un individu, une particularité, l’islamiste est une foule, un flux, une masse en équilibre incertain entre le reflux ou l’invasion.
Pour répondre à la question "où sont les islamistes ?", il faut revenir sur quelques faits des deux dernières décennies.
Juste après les enthousiasmes déclenchés par les printemps arabes, on consentit peu à peu à la réalité terrible : entre la dictature et le califat, il y a très peu d’espoir ou de place pour la démocratie. A la dictature, longtemps décriée et caricaturée, on admit, discrètement, la vertu mauvaise et nécessaire de la stabilité. Au califat potentiel, on reconnut la puissance de recrutement des islamistes. Dans le partage du butin des foules, la dictature définissait la sécurité, les islamistes inspiraient le rêve de puissance et de retour à l’âge d’or. Entre le deux, vaillants et inutiles, les progressistes se retrouvèrent peu à peu repoussés vers le rôle respectable de martyrs aux limes de l’empire, de résistants courageux et sans triomphes, incarnant l’impossibilité d’étendre l’utopie démocratisante au reste du monde. Cette occidentalisation de l’image des élites progressistes dans le monde dit "musulman" fut imposée sous la double pression des perceptions occidentales incapables d’aller au-delà de la formule orientaliste de "l’autre selon soi", et des propagandes islamistes ou de régimes qui, par réaction habile, se posaient en gardiens des valeurs "authentiques" nationales. Ces valeurs sont le patriotisme, la vertu morale, la justice, la sécurité, l’authenticité. A l’occasion, quand les dictatures convoquent le mythe de la décolonisation, le reliquat mémoriel de la colonisation trouve son usage, chez les islamistes, dans la réactualisation du vieux récit de la croisade et de la contre-croisade.
Les islamistes ont su adapter leurs réponses aux contradictions que leur imposait l’exercice du politique
Ainsi, et après la confrontation militaire, et durant les deux dernières décennies, les islamistes ont su adapter leurs réponses aux contradictions que leur imposait l’exercice du politique : négociations, alliances, conquêtes "horizontales" de la société par la mainmise culturelle ou institutionnelle, engagements de proximité, syndicalismes, électoralismes prudents ou concessions majeures. C’est qu’en Algérie, ou ailleurs, le souvenir de la guerre civile algérienne des années 1990 avait bien servi de leçon aux élites islamistes selon leurs propres aveux. D’autres, comme en Tunisie, au Maroc, marqués par ce crash, s’en souviendront pour tenter de réinventer à leur bénéfice l’exercice du politique, de l’adapter. En arrière-plan, par soutien financier ou par poids du modèle offert, se profilaient les ombres des pays parrains de chaque formule : l’entrisme d’Erdoğan, la puissance de l’orthodoxie saoudienne, les modes de conquêtes qataries…etc.
Bien sûr, il est inutile de prétendre à l’exhaustivité ou à la spécialité universitaire dans cette intervention. J’y tente seulement le résumé, simplifié et subjectif, que peut se faire un Algérien, né, politiquement à la fin des années 1980 avec l’émergence violente des islamistes et des djihadistes en Algérie, du souvenir flou du choc de la prise du pouvoir par les ayatollahs en Iran, de la découverte de Saddam dans un trou à Tikrīt, de la chute si futile de Bagdad, rééditée après tant de siècles, ou du frisson indicible éprouvé à l’annonce de la fuite de Benali. Une collection muette, émotive, de faits, dates, d’images et de frustrations qui conditionnent, souvent, aujourd’hui dans le monde dit "arabe", la conscience de l’intellectuel, du militant et du simple croyant ou citoyen. Cette vision explique, aujourd’hui, la peur que nous éprouvons souvent face à l’avenir et la réinvention permanente du passé.
L’idée de démocratie est annulée par la peur de l’invasion électorale islamiste
La réalité d’aujourd’hui, entre ferveurs et désillusions, appréhension et espoir est qu’à chaque fois que resurgit l’appel d’une révolution, se dessine aussi le spectre inquiétant de l’échec : allons-nous échapper aux islamistes et à la dictature et au cercle fermé de leur négociations sanglantes menées sur nos corps, nos terres et nos biens ? Y a-t-il une vie possible entre les totems de nos échecs ? Comment faire et que faire ?
La récupération par les islamistes de toute grande rupture politique dans le monde dit "arabe" est aujourd’hui vécue comme une fatalité. L’idée même de démocratie est annulée par la peur de l’invasion électorale islamiste. Beaucoup le pensent, peu le formulent. Quelles raisons expliquent ce fatalisme politique ? D’abord, à mon humble avis, celles que l’on s’avoue : "ils sont nombreux, forts, structurés, financés". Et il y a les raisons qu’on refuse d’admettre parce qu’elles posent, en miroir cruel, le reflet de nos impuissances : l’impossibilité pour les élites progressistes à sortir de l’urbain mental, à aller vers les villages, à proposer, subir, contourner les interdits, trouver une langue accessible, déchiffrer le concept pour la majorité ou offrir de l’espoir et du bonheur en visions d’avenir. (…)